Par Marc-Antoine Bouchard-Racine
Persistance coloniale est un balado produit par le Groupe d’étude sur le colonialisme québécois, un réseau de chercheuses, chercheurs et activistes réfléchissant aux différentes facettes de la logique coloniale québécoise. Ce balado s’inscrit dans la continuité d’un exercice entamé en novembre 2021 avec l’atelier « Le colonialisme d’implantation au Québec : un impensé de la recherche universitaire ? ».
Dans ce premier épisode, nous recevons Ollivier Hubert, professeur titulaire au département d’histoire de l’Université de Montréal, spécialiste en histoire culturelle du Québec et du Canada. Il a publié en particulier dans le domaine de l’histoire religieuse et de l’histoire de l’éducation. Actuellement, il travaille sur l’imaginaire colonialiste québécois.
Qu’est-ce que le colonialisme d’occupation ?
Ollivier Hubert présente le colonialisme d’occupation et ses éléments distinctifs, à savoir l’idée de la permanence de l’implantation sur le territoire et du remplacement des populations autochtones par les populations de colons. La colonie se comprend alors comme un projet dans lequel le colon s’installe avec l’intention de rester. Il est donc question à la fois de l’invasion et de l’accaparement du territoire par des colons qui n’ont pas la volonté de s’incorporer aux sociétés autochtones. Plutôt, ils imposent leurs institutions politiques, juridiques, religieuses et culturelles afin de soumettre progressivement le territoire à leur autorité, mais aussi à leur souveraineté.
L’établissement d’une société coloniale d’occupation s’incarne concrètement par la transformation d’un territoire, vécu et exploité de différentes manières par les populations autochtones, en un territoire « mis en valeur » selon les termes des coloniaux.
Le colonialisme d’occupation en tant qu’objet d’étude et les critiques qu’on lui adresse
Les études sur le colonialisme d’occupation constituent un courant de recherche qui propose un cadre théorique servant à révéler et observer le processus d’occupation, qui se présente alors comme une structure et non un évènement.
L’histoire de la théorie du colonialisme d’occupation peut remonter en 1974 avec George Manuel, intellectuel Secwepemc, qui fait émerger avec « Le quatrième monde » cette idée d’un autre monde à ajouter aux trois premiers ( les deux blocs et le Tiers-monde ). Ce quatrième monde serait celui des colonisés qui demeurent dans les sociétés coloniales ; autrement dit des populations autochtones. À la suite de cette publication, certains universitaires eurodescendants, notamment originaires de l’Océanie, reprennent l’idée sous l’appellation de settler colonialism dans les années 1990. Le concept est popularisé durant les années 2000 : un élan qui s’accompagne également de critiques, provenant pour la plupart du champ des études postcoloniales.
Hubert nous présente trois des critiques les plus puissantes adressées à l’endroit des settler colonial studies, à commencer par l’idée que le courant est porté par un petit groupe d’intellectuels blancs et masculins, depuis leurs universités occidentales, s’inspirant peu ou pas des penseurs et des littératures autochtones. Il s’agirait donc, sous les atours d’une pensée critique, d’une nouvelle manifestation d’appropriation reproduisant l’invisibilisation des contributions autochtones sur ces questions. Une autre critique adressée au champ est la question du déterminisme. Si le processus colonial se comprend comme un ensemble de structures profondément enracinées dans la société, la question qui se pose est de savoir s’il est possible de le démanteler. On reproche ainsi au courant de ne pas prêter suffisamment attention aux oppositions autochtones au colonialisme et de reproduire le stéréotype de la « race mourante ». Or, les réalités autochtones ne se résument pas au colonialisme et il y a toujours eu des résistances. Plus important encore, dans l’optique de l’avancement des connaissances, les critiques rappellent que les Autochtones produisent leurs propres interprétations et leur propre littérature sur ces questions. Enfin, une dernière critique adressée au champ des études sur le colonialisme d’occupation est celle de la dichotomie entre coloniaux et Autochtones. Présentée ainsi, cette opposition binaire tend à l’invisibilisation d’autres groupes d’acteurs, par exemple les personnes immigrantes racisées.
Pour les chercheurs et chercheuses s’inscrivant dans le courant des études sur le colonialisme d’occupation, ces discussions imposent des remises en question. Comment tenir compte de ces critiques ? Pour Ollivier Hubert, une partie de la réponse se trouve dans la posture d’humilité que doit adopter quiconque s’intéresse à ces questions. Pour Ollivier Hubert, une partie de la réponse se trouve dans la posture d’humilité que doit adopter quiconque s’intéresse à ces questions.
Le déni colonial comme une caractéristique des sociétés coloniales et les spécificités du déni québécois
Le déni est une caractéristique intrinsèque des sociétés coloniales et une discussion à son sujet nous amène à réfléchir aux spécificités du déni québécois. Ollivier Hubert décortique les principaux éléments, à commencer par cette idée voulant que les Canadiens français soient des victimes de l’impérialisme britannique. Cette perception permet à l’imaginaire historique québécois de théoriser le gouvernement fédéral comme lui étant extérieur, et elle participe en ce sens à la déculpabilisation par rapport à son expérience coloniale. Une autre idée renforçant le déni québécois est celle voulant que le Québec et le Canada soient les héritiers et les produits d’un capitalisme surtout anglais et américain, au sein duquel les francophones auraient qui plus est joué un rôle secondaire dans l’exploitation et l’appropriation territoriale. Également, l’obsession de la Nouvelle-France dans l’historiographie québécoise participe à la compréhension du colonialisme comme appartenant à un passé lointain, imputable aux colons français d’abord, puis aux colons britanniques. Cette rupture imaginée entre le processus colonial et les Canadiens français contribue à déculpabiliser le Québec contemporain de son passé et de son expérience coloniale. Enfin, le mythe des bonnes relations et de l’alliance naturelle, voire du métissage, entre les Canadiens français et les Autochtones ne rend pas compte de la violence et de la domination exercée par le Québec colonial envers ces derniers.
Pamphile Lemay et L’Affaire Sougraine (1884)
Au-delà de l’intrigue abracadabrante du roman L’Affaire Sougraine (1884), plusieurs éléments de ce roman de Pamphile Lemay méritent d’être abordés. Datant précisément du moment où se structure de la manière la plus violente le colonialisme d’occupation à travers le pays, L’affaire Sougraine est le reflet de son époque. Le roman regorge de stéréotypes racistes à l’égard des Autochtones, comme l’incapacité des parents autochtones à assumer leur parentalité, ou encore l’enlèvement d’une femme blanche par un Autochtone cruel, brutal ou fourbe. Avec son récit, Lemay met en parallèle deux espaces coloniaux : l’Ouest en tant qu’espace représenté où règne la « sauvagerie » et la « barbarie », et le Québec en tant que société « civilisée ». L’Affaire Sougraine contient plusieurs thèmes que l’on retrouve ailleurs et qui permettent à Hubert de classer cette œuvre dans un courant littéraire particulier qu’il comprend comme étant « le roman d’occupation ».
Le roman d’occupation et la question du récit commun
Le roman d’occupation, en tant que genre littéraire, est défini par Ollivier Hubert comme étant une œuvre écrite par un colonial à l’intérieur des codes esthétiques et de l’imaginaire d’une nation de coloniaux. Il contribue à mettre en scène les Autochtones selon des représentations racistes, tant au niveau de leurs caractéristiques psychologiques, culturelles que physiques. De plus, l’appropriation de l’autochtonie et l’ambiguïté à l’égard de ce qu’elle représente pour le colon viennent souligner ce qu’est une société coloniale d’occupation : une société qui doit se construire dans une tension dialectique entre la différenciation par rapport à la métropole et l’appropriation de l’autochtonie. Ultimement, il s’agit d’un rapport particulier au territoire et aux cultures du « Nouveau Monde » que les métropolitains européens ne peuvent appréhender. La volonté d’autochtonisation porte en elle le danger d’aller trop loin dans cette pirouette mentale, dans la mesure où les représentations des Autochtones produites par les Occidentaux contribuent à renforcer cette différence entre le Nous et le Eux. Cette question se retrouve au cœur du problème de l’ambiguïté culturelle des sociétés d’occupation. Comment faire pour prendre une partie de l’identité autochtone, la faire sienne comme manière de se distinguer sans se dévaloriser soi-même, alors qu’il faut dévaloriser les populations autochtones pour justifier l’accaparement territorial ? Cette tension apparaît dans L’Affaire Sougraine à travers les personnages métissés qui représentent la volonté des coloniaux de retenir certaines composantes de l’autochtonie qui dépassent la biologie ou la psychologie des personnages. Ce qui est présenté, au final, ce sont des personnages dont l’identité autochtone se dilue au profit d’un métissage qui va vers la blancheur. Un dernier élément typique de la littérature d’occupation proposé par Ollivier Hubert s’incarne par la présence du colon comme un intermédiaire entre le métropolitain et le colonisé. Car, si les sociétés métropolitaines produisent elles aussi leurs littératures coloniales, celles-ci demeurent binaires en opposant le colonisateur et le colonisé.
Dans les romans écrits par des coloniaux au sein d’une colonie d’occupation, la présence du colon en qualité d’intermédiaire valorise une culture coloniale revendiquant une partie du répertoire de l’autochtonie pour décrire les colons comme les véritables natifs. Ce qui participe à l’invisibilisation discutée antérieurement. Le roman d’occupation québécois se présente comme l’expression particulière d’un genre pratiqué par les autres littératures d’occupation à l’échelle globale.
Penser le roman d’occupation implique une réflexion sur la question du récit commun, sur la manière dont une société raconte à elle-même son roman national. Ollivier Hubert nous rappelle que le récit commun québécois a déjà été étudié à maintes occasions, selon plusieurs perspectives : la société minoritaire, la tradition, l’insécurité culturelle, le conservatisme, etc. La contribution du roman d’occupation, en tant que courant littéraire particulier, est de venir ajouter un élément à ces études. En insistant sur la dépossession plutôt que sur l’installation sur le territoire, la violence intrinsèque du processus colonial y trouve une place centrale. L’hypothèse d’Ollivier Hubert, finalement, est d’avancer qu’une partie du récit commun québécois serait typique du genre de mise en récit que construisent toutes les sociétés d’occupation.